LA DAME DES MOUSSES, MOOSWEIBCHEN
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La Dame des Mousses
(Moosweibchen) “ Ecoute bûcheron, arrête un peu le bras ! Ce ne sont pas des bois que tu jettes ? bas ; Ne vois-tu pas le sang, lequel dégoutte ? force, Des nymphes qui vivaient dessous la rude écorce ? Pierre de Ronsard, Elégies.
J’ai connu un bûcheron qui était quelque peu sorcier.
Oh ! pas méchant.
Enfin, il ne fallait pas lui chercher querelle.
Je me souviens encore de son enterrement, quand on a mis sa hache avec lui dans la tombe.
C’était une triste journée, où il s’est passé de drôles de choses.
Mais après tout, sa vie elle-même est bien curieuse.
Je ne sais pas grand chose, que ce qu’il a voulu me raconter jadis.
Et je vais te le raconter.
Il s’appelait Jean.
Jean Friedli.
C’était un brave type. Il était arrivé dans le pays après la vieille guerre, celle de 1870.
Il venait de l’Alsace, et c’était donc, pour nous, comme un étranger.
Son patois ? lui n’était pas le nôtre, de langue d’Oc.
Enfin, encore jeune, il avait fait son trou.
Comme il était solide, et que la forêt ne manque pas dans la région, il avait trouvé du travail comme bûcheron.
On l’avait mis ? rude épreuve, et il s’était bien défendu.
Il mérita vite son titre de compagnon bûcheron.
Il faut te dire que chez nous, sans doute comme ailleurs, les bûcherons forment une corporation ? part.
Il en a toujours été ainsi.
Ils ont leurs façons de s’habiller, de manger, leur travail très particulier, leur connaissance de la forêt, leurs histoires, et on dit même leurs propres lois.
Ils forment des confréries, secrètes, et l’on n’y rentre qu’au terme de dures épreuves, dont tu n’as pas la moindre idée.
Leurs réunions se tiennent souvent en forêt, autour de “ places ? feux ”, ces endroits où l’on fait brûler les rémanents.
Certains y voient des ronds de sorcières.
Mais non, quand même ! Il faut garder la tête froide ... encore que ... quand on voit, la nuit, briller ces feux en forêt profonde, et ces hommes assis sur des billots, leur visage sombre sur lequel dansent les flammes, il y a de quoi avoir le sang figé.
Et je ne parle pas de ceux qui sont charbonniers, dont le visage est noir comme une nuit sans lune.
Jean Friedli était devenu l’un d’entre eux.
Il appartenait ? la catégorie des taciturnes.
Car tu vois, chez ceux qui n’ont pas l’habitude de discuter, le travail de bûcheron ne les rend pas bavard.
Ne crois pas pour autant qu’ils cherchent ? s’isoler.
Car il en va d’eux comme des plus vieux chênes : sous une rude écorce, la sève bat toujours ; prête ? s’épancher pourvu qu’on l’y force.
Et crois-moi, pour en savoir un peu avec Jean, j’ai du m’y employer, avec ruse et amitié.
Or, voil? ce que je sais.
Quand il est arrivé, ? dix-huit ans, il était seul.
Ses parents avaient refusé de quitter leur terre natale, occupée par les “ boches ”, comme ils disaient.
Mais ils avaient béni leur fils quand il était parti, et bien sûr sa mère pleurait.
Elle avait le pressentiment qu’elle ne le reverrait plus.
Et c’est ce qui est advenu.
Jean était arrivé quelques pièces en poche.
Elles avaient fondu comme la glace qui festonne les hauts sapins, au lever du printemps.
Mais il avait su en mettre de côté pour acheter sa cognée.
Un fer d’Autriche, du Tyrol, de la “ qualité ” comme il disait avec son accent lourd comme une motte de labour.
Et souvent, quand il s’arrêtait, il caressait le fer avec une sorte de respect mêlé d’amour.
Il y avait entre ces gens-l? et leur outil une relation particulière.
Après tout, c’était leur gagne-pain, et leur compagnon de travail pendant de longues journées.
Aussi, se tissait-il entre l’homme et l’outil des rapports affectifs.
Il ne fallait pas dire du mal de la cognée en présence du bûcheron.
On aurait dit qu’il en était jaloux.
Et l’on s’attirait toujours de vives réparties ; il valait mieux ne pas insister.
L’homme éprouvait souvent le tranchant du fer, passant son doigt sur le fil.
Parfois, il caressait le plat du fer, lisse comme une peau.
Il y avait bien dans cette relation un peu d’amour.
Et Jean était bien de ceux-l? , compagnon bûcheron ? la cognée emblématique.
Ce faisant, il ressemblait ? la plupart d’entre nous, de Terre d’Oc.
Mais il avait sa différence.
Il était bien le fils de son pays.
Il avait apporté des rives du Rhin, des croyances singulières.
Ainsi, la première fois qu’on le mit ? l’épreuve, il se signa avant de donner son premier coup de cognée.
Cela surprit, mais sur le moment, on n’y prêta guère attention.
A la seconde fois, on sourit.
A la troisième, on rigola, dans les limites de la confraternité, pas méchamment.
Jean expliqua que chez lui, dans sa vallée, c’est comme ça que les anciens faisaient.
On en était tous un peu ébahi, quelque peu narquois.
Sauf le vieil Irigoyen, celui du Pays de Cize, qui pour une fois ouvrit la bouche, et confirma qu’en terre basque, dans ses montagnes, il y avait aussi une coutume comme celle-l? , et qu’il ne fallait pas l’enfreindre.
On l’admit.
Par la suite, certains racontèrent que quand il était seul, Jean ne se contentait pas de se signer, mais qu’il joignait les mains et récitait aussi une prière, avant de saisir sa cognée, comme les laboureurs du temps jadis face aux sillons qu’ils allaient ensemencer de leur labeur.
On aurait dit qu’il demandait pardon ? l’arbre de le couper.
Entre eux, les bûcherons affectèrent d’en sourire, mais plus d’un, dans le fond, n’en rit pas.
Car, ? fréquenter la forêt, on observe tant de choses inexplicables que beaucoup ne tardent guère ? devenir superstitieux.
***
Or justement, tout commença le jour où une coupe avait été martelée dans une partie de la forêt que l’on connaissait mal.
On pouvait même se demander si jadis un homme y avait mis le pied.
Il n’y avait aucune trace de coupe antérieure.
Les rares voies étaient ? peine marquées, envahies par la végétation, et souvent se perdaient dans un taillis.
Certains cantons comportaient des chablis en si grand nombre que leur accès était très difficile.
A travers ce fouillis émergeaient de très grands arbres, des chênes pluriséculaires, des hêtres immenses ... Quelques ruisseaux se frayaient un chemin dans cette nature sauvage.
Et le gibier y était roi.
On aurait dit qu’il s’agissait d’un territoire ? part.
A vrai dire, vraiment d’un territoire, car il était doté de frontières.
En effet, une sorte de fossé de faible profondeur en marquait les limites.
Une fougère, l’Osmonde royale, y poussait vigoureusement, dressant une haie dense qui filait dans les sous-bois, ? l’infini, comme une rangée de sentinelles.
Les bûcherons y avaient fait une trouée, pour accéder ? la Forêt Intérieure.
A cet instant, ce qui surprit le plus ces hommes d’écorce rude, ce fut l’impalpable.
Ce n’était rien, rien de vibrant dans l’air, ni des lumières merveilleuses qui perçaient ? travers les branches, ni même des frissons qui parcouraient la terre.
C’était plutôt l’absence, l’Absence.
On eut dit que cette forêt était immobile.
Elle avait senti les bûcherons avant même qu’ils n’arrivent sur sa lisière, et maintenant, elle les observait.
Elle était comme le corps d’un Grand Etre, que les bûcherons venaient de frapper.
Elle s’était immobilisée, soudain muette, silencieuse, tapie dans l’ombre.
Cette force était-elle ? l’affût, comme une bête fauve ? Ou se repliait-elle, déj? blessée ? Aucune branche ne bougeait.
Aucun craquement de branche.
Le silence.
C’est cela qui entra dans l’âme des bûcherons.
Un sentiment confus mais dense et touffu d’avoir franchi quelque invisible limite.
Aussi, l’étrange perception diffuse d’une Présence.
La forêt antérieure était pour eux un chantier que leur esprit appréhendait avec le rationalisme lié ? l’exploitation des coupes, du moins le jour.
Celle-ci semblait s’imposer, doucement, s’insinuer ? travers leurs âmes comme une longue mousse tentaculaire qui tissait ses rameaux.
Ils rentraient pour s’approprier cet espace, mais sans qu’ils s’en rendissent compte, ? cet instant, c’était la Forêt Intérieure qui prenait lentement possession d’eux.
Cette étrange perception n’était pas suffisamment forte pour que les bûcherons en fussent alarmés.
Au demeurant, leur fierté naturelle leur interdit d’en parler, et ils se contentèrent d’échanger quelques regards.
Ils allèrent de l’avant.
Cet après-midi, ils se contentèrent de repérer les lieux.
Ils avancèrent ? la faveur d’étroites sentes dues au passage de grosses bêtes, qu’ils élargirent.
Ils repéraient les arbres mûrs, qu’il faudrait abattre, et ceux qu’il fallait dégager.
Le soir, ils établirent leur campement dans une petite clairière.
Ils allumèrent un feu, car le bois mort ne manquait pas.
Le bois se fendillait, se craquelait, puis éclatait dans la flamme.
Montaient alors dans l’air frais de la nuit, ? travers les volutes de fumées, de discrets chuchotements, comme si le bois libéré de son corps se mettait ? révéler des secrets inconnus.
La forêt enserrait le campement, et semblait l’abriter.
Quand le feu s’éteignit, la lune alluma la clairière de quelques pâles lumières.
Et la nuit s’écoula, calme et paisible.
Le lendemain, les bûcherons partirent vers le chantier de coupes.
Ils s’égaillèrent sur le parterre, se répartissant les plus beaux arbres.
Les bruits des cognées résonnèrent, clairs et francs.
Ils allaient ? travers la forêt comme le son d’une cloche qui célèbre un événement.
Personne ne savait que c’était le tocsin.
Quand le premier chêne tauzin tomba, il y eut une grande plainte.
Déj? , ? chaque coup de cognée, il semblait trembler, vibrer, et résonnait lui-même du coup du fer qui lui tranchait les fibres.
Avant de choir, sa cime hésita un peu, comme un dernier adieu au ciel bleu, puis l’arbre, dans un immense craquement, dans un déchirement intense, dans le bruit d’une plainte effeuillée, s’abattit.
Charles, le grand bûcheron, s’approcha de la souche et essuya familièrement le fer de sa fidèle cognée.
Sur le tranchant ruisselaient quelques gouttes de sève.
Elle était collante, et rouge.
Charles en fut surpris, car ce n’était pas du caractère du chêne.
Ç’aurait été un aulne, la coupe aurait été toute rouge orangé, presque comme du sang.
Mais l? , c’était un mystère.
Un avertissement ; mais cela, ils ne le savaient pas encore.
La journée s’écoula, ? l’ombrée fraîche de la forêt.
Si d’autres bûcherons avaient fait la même constatation - et en vérité, ils l’avaient faite - nul n’en parla.
Il y avait entre eux comme un accord tacite de ne pas parler de ces choses-l? .
Ils préféraient s’égayer de leurs habituelles plaisanteries, rudes.
Le lendemain, ils retournèrent sur un nouveau chantier.
Or voici ce que raconta Friedli, et quand il me le dit, il y avait dans sa voix et son regard rêveur tout l’étonnement de cet instant l? , comme s’il le revivait.
Il était parti pour abattre un vieil et bel érable.
Son chemin croisa celui d’un ruisseau.
Il s’en approcha et s’agenouilla sur les mousses, pour regarder le fond de l’eau.
C’était chez lui une manie qu’il avait depuis l’enfance.
Il avait toujours été fasciné par l’onde, ses jeux de miroir et de course, ses cascatelles bruissantes et ses lumières diaprées.
Son père et sa mère, et le curé de son enfance, lui avaient aussi raconté tant de contes anciens qui peuplaient les fontaines, les ruisseaux, les cascades d’un monde merveilleux, que chaque fois qu’il revenait près d’un cours d’eau, c’était ce petit garçon qui courrait devant lui, c’était lui.
Il était l? , ? laisser emporter son regard au cours ondulant de l’onde, comme une brindille, quand il accrocha quelque chose d’insolite.
De loin, c’était comme un petit bâton couvert de mousses.
Il s’approcha.
C’était raide, mais ce n’était pas du bois.
Jean Friedli se signa.
Car ce qu’il avait pris dans ses mains, lorsqu’il écarta un peu les mousses, c’était un petit homme.
Oh ! tout petit, pas plus haut qu’une pigne.
Etait-ce les mousses qui lui avaient donné cette couleur ? Son visage était gris, et son curieux vêtement fané de teintes verdâtres.
Il portait deux chaussons pointus, et un chapeau de même, orné d’une boule rouge, qui ressemblait ? s’y méprendre ? celles du grand houx.
Etait-ce donc vrai, ce que racontaient les anciens, mais que nul n’avait vu ? Il s’agissait d’un elfe, d’un korrigan, d’un de ces représentants de ce petit monde que révélaient les récits ? Friedli referma sa main, pour mieux sentir la matérialité de l’extraordinaire.
Et il sentit une résistance.
Puisque cela était vrai, fallait-il en parler ? Ne le prendrait-on pas pour fou ? Il valait mieux ne rien dire.
Manifestement, le petit être était inerte, mort.
Jean Friedli avait un respect instinctif de la mort sous toutes ses formes.
Aussi, alla-t-il sous un vieux chêne, creusa un trou dans l’humus, enterra l’elfe, et recouvrit cette tombe de mousses.
Il avait ouï dire que ce peuple avait ses dieux ignorés, d’avant la conquête du christianisme.
Néanmoins, ? l’aide d’un canif et d’une branche de noisetier, il confectionna une petite croix, ligaturée avec de l’écorce du coudrier, qu’il posa sur le petit tumulus.
Puis, se mettant ? genoux, il récita une prière.
Autour de lui, la forêt silencieuse se recueillait.
Il retourna, songeur, ? sa cognée.
Puis, il mena ses pas vers l’érable.
Il ajusta son coup et commença l’entaille.
Au loin, il entendait l’écho des haches de ses compagnons qui résonnaient en cadence.
Les bûcherons chantaient en jetant le fer ? toute volée.
C’était leur fête, c’était leur joie, c’était leur force, la force de l’homme sur la nature, la force de vie qui s’épanchait ; c’était leur sang, c’était leur sève, qui battait dans leurs muscles bandés comme un défi aux masses imposantes des arbres.
Et puis, il y eut ce cri.
Terrible. Déchirant.
Un hurlement.
Comme le brame du cerf dans le poitrail duquel la dague est plongée.
Cette révolte, cet abandon.
Friedli en jeta sa cognée de surprise, et se précipita du côté d’où venait le cri.
Celui-ci s’était tu.
Un silence angoissant planait.
Friedli courait sous les branches basses, ? travers les halliers.
Il arriva dans une trouée causée par la chute d’un chêne.
Plusieurs autres bûcherons s’affairaient, avec des mines graves, découpant ? la hache les fortes branches.
Il y avait cette tache rouge que les mousses buvaient.
Et ce corps, celui de Pascal le Moineux, couché sur le ventre, la face contre terre.
Il avait dans le dos une branche plantée, et par la plaie ouverte le sang s’épanchait.
Manifestement, l’arbre, par un retour insoupçonné, lui était tombé dessus.
Il avait fui, du mauvais côté, et une forte branche, en touchant le sol, avait rencontré le dos de l’homme, et avait cloué celui-ci comme un vulgaire insecte.
Quand on eut dégagé l’homme, quand on eut coupé la branche, on le retourna.
Il était mort.
Les Compagnons étaient gens rudes, mais ? cet instant, il n’en y eut pas un dont les yeux ne se mouillèrent de larmes.
Quand on croisa ce regard ouvert sur une terreur folle mêlée d’une intense surprise, les compagnons se reculèrent.
Aucun n’avait vu ça.
Pourtant, ils étaient plusieurs ? avoir fait la vieille guerre, et la boucherie des charges de cavalerie prussienne ne leur était pas étrangère.
Mais l? , c’était différent.
Terrible.
Après avoir surmonté leur peur, ils lavèrent le cadavre de son sang et de la mousse agglutinée, et lui redonnèrent l’apparence de la dignité.
Ils le hissèrent sur une civière de branches entremêlées, et leur procession sortit lentement de la Forêt Intérieure, puis après plusieurs heures de marche, ils arrivèrent ? la lisière de la forêt.
Jamais le silence n’avait été aussi grand.
Au plus proche village, on trouva un curé.
Dans la tombe, suivant la coutume, on mit ? côté du mort sa fidèle cognée.
Ce fut tristement que, deux jours après, ils regagnèrent la forêt.
Ils essayèrent bien de chanter un peu.
Mais ce qu’ils ne comprenaient pas, c’était comment l’arbre avait pu tomber du mauvais côté.
Aucun d’eux n’était novice, et ils savaient calculer le point de chute d’un arbre, notamment par une entaille adaptée.
Ce coup du sort était invraisemblable.
Quand ils atteignirent la lisière aux osmondes, ce sentiment pesant se fit encore plus lourd.
Ils avaient l’impression d’une forêt sépulcrale.
C’était comme si la forêt était devenue le tombeau de leur ami.
Pour eux, il y avait comme une malédiction, comme un maléfice, qui s’attachait désormais ? cette partie de la forêt.
Leurs langues s’étaient déliées, et ils en parlaient.
Chacun y allait de son histoire, de ses récits des anciens, de ces malédictions qui s’attachaient aux pas des bûcherons quand un malheur les avait frappés.
La forêt maudite frappait leurs esprits.
Les mains calleuses serraient les manches des cognées.
Il y avait dans ce réflexe un mouvement de défense, et une crispation de vengeance.
Mais ce qui dominait, c’était une sorte de peur.
Les hommes ne regardaient même plus la forêt, tant ce sentiment était diffus, et flottait ? travers le sous-bois comme une légère brume blafarde.
De fait, quand ils eurent rejoint leur campement, les premières journées qui s’ensuivirent furent consacrées ? de menus travaux.
Les bûcherons éclaircissaient le sous-bois, nettoyant les fourrés, abattant les jeunes arbres, les baliveaux., et traçant ainsi un réseau de voie.
Ils travaillaient le plus souvent en groupe.
C’est au cours d’un de ces travaux que le Basque Irigoyen fit une curieuse découverte.
Il était parvenu dans un endroit où la forêt se clairsemait sur un éboulis.
Des rochers aux formes rondes apparaissaient de loin en loin.
C’est en gravissant l’un d’entre eux que le bûcheron découvrit un paquet d’étoffes.
Il avait une forme carrée, et une dizaine de centimètres d’épaisseur.
Quand il le prit dans ses mains, il découvrit la douceur singulière du tissu.
Il le déplia.
L’étoffe était en fait une espèce de tunique, de la taille d’un homme.
Elle était de couleur verte, et était richement ornée de motifs ? paille d’or.
Irigoyen n’avait jamais rien vu de tel : cela ne paraissait pas être une fibre animale, mais plutôt végétale, mais ce n’était ni du coton, ni du lin, ni du chanvre ...
Quand il rapporta la tunique au campement, tout le monde s’en étonna.
Tous tinrent ? toucher l’étoffe.
Et ce fut un émerveillement.
Cette découverte était singulière.
Que faisait cette étoffe dans la forêt, en aussi bel état, et qui devait valoir cher ? Depuis combien de temps y était-elle ? Ni le gel, ni la neige, ni la pluie ne l’avaient abîmée ; elle était au contraire comme neuve.
Se pouvait-il que quelqu’un l’eût abandonnée ? Mais qui pouvait circuler dans cette partie ignorée de la forêt ?
La surprise fut ? son comble, quand deux jours après, un autre bûcheron trouva ? nouveau un vêtement, de femme cette fois-ci, incroyablement fin, presque translucide, abandonné au pied d’un sorbier des oiseleurs, et lui aussi en excellent état.
Jamais ces hommes, qui vivaient pour la plupart seuls, n’avaient vu pareil vêtement, digne d’une princesse.
Cette dernière découverte ne contribua pas ? rassurer la Confrérie
Au contraire, elle amena une vague de superstition.
Les hommes se mirent ? écouter le vent dans les branchages, et certains crurent comprendre les murmures de la forêt.
Pour eux, la présence de ces vêtements attestait de la présence d’êtres surnaturels (ou plutôt de la nature), qui erraient dans la Forêt Intérieure.
La clef du mystère allait être donnée ? Jean Friedli.
Et quand il me raconta ce passage, ce ne fut pas sans m’avoir longuement et silencieusement observé ; il se demandait si j’étais digne de cette confidence, ou si j’allais refuser d’y croire, et me moquer de lui.
Finalement, il se livra, et ? ces moments, je remarquai que ses yeux usés par l’âge prenaient la teinte des nuages, et l’émerveillement de l’enfance : ils étaient grands ouverts, et la pupille elle-même semblait dilatée de mystère, comme contemplant un incroyable spectacle.
Ce fut quelques jours après.
Une certaine confiance était revenue parmi les bûcherons, car finalement aucun événement malheureux ne s’était produit.
La forêt les avait-elle finalement acceptés ? Aussi, le jour vint où ils décidèrent de recommencer les coupes des grands arbres.
Friedli s’était vu adjuger un arbre de basse essence, mais fort imposant et noueux.
C’était un vieil aulne glutineux qui croissait près d’un ruisseau.
Il était arrivé l? le matin, de bonne heure, au moment où le soleil embrase le sous-bois, où le fil de l’araignée chancelle de rosée, où mille reflets s’allument ? travers les feuillages.
L’arbre était massif.
Son tronc cendré s’ornait de tâches pâles, comme flottent les nuages sur un ciel d’orage, ou la surface sombre d’un étang.
Son écorce se soulevait par endroit, en fines lamelles.
L’âge avait inscrit le temps dans ses veines profondes en fibres torsadées qui saillaient en bourrelets.
Il offrait en fait tout un paysage, aux contours mouvants, peu discernables.
Il était singulièrement recouvert de mousses et de lichens.
Comme un filet, cette végétation retombait des hauteurs, enserrant l’arbre dans ses mailles moussues.
L’arbre était-il captif, ou était-ce pour lui une parure ?
Friedli avait repéré le point de chute, et avait choisi l’emplacement où il devait faire l’entaille.
A son habitude, il se signa. Puis, il se saisit de sa cognée, et serra fermement de ses deux mains le manche en bois de frêne.
Il commença ? soulever la lourde hache.
C’est ? cet instant précis qu’un murmure se fit entendre au-dessus de sa tête.
Le feuillage de l’arbre tremblait, bruissait, comme s’il était animé par le vent.
Mais il n’y avait aucun souffle en cette matinée.
Friedli, de surprise, laissa retomber sa hache.
C’est alors qu’il entendit distinctement ces mots :
- écoute bûcheron, arrête ton bras .... Friedli jura.
C’est alors que se passa cette chose extraordinaire.
Il y eut comme un tremblement dans le tronc.
Les tâches et les lignes de l’écorce bougeaient, comme animées d’une vie intérieure.
Elles se recomposaient en ce qui prit la forme d’une silhouette humaine, éclairée d’une pâle lueur qui n’était pas celle du jour.
Puis, l’ensemble se stabilisa, et une femme apparut, scintillante comme une gemme.
Le rude homme, de confession chrétienne, tomba ? genoux.
La femme était grande et fine comme un baliveau.
Ce qui frappait d’emblée était son regard, vert et profond comme une émeraude lancée au fond d’un lac.
Ses mains étaient longues, et sa robe un champ de mousses semées d’orchidées blanches.
Ses cheveux verts retombaient en fines volutes sur un visage ovale.
Sa peau elle-même était baignée d’une lumière verte.
Quand l’apparition parlait, c’était comme un tremblement ? la surface de l’eau, comme les lunes concentriques d’une souche qui allaient en s’agrandissant vers le large.
Quant ? sa voix, elle était lointaine, et résonnait comme l’écho d’un monde extérieur.
Elle laissa tomber ces mots :
- ne vois-tu que tu me coupes ? Friedli répondit :
- qui es-tu ?
L’autre sembla ne pas entendre, et continua. Ses cheveux verts flottaient comme agités d’une légère brise.
- Sache que j’habite derrière les mousses, avec mon peuple. L? est mon pays, immense.
La forêt est notre royaume supérieur.
Aucun de nous ne peut admettre que tu l’abattes.
Nous vous avons déj? averti.
N’abats pas cet arbre ! Et qu’aucun d’entre vous n’en coupe un autre, ici.
A ce moment, apparurent sur une branche, plusieurs petits êtres, que Friedli reconnut comparables ? celui qu’il avait enterré.
C’était de petits hommes et de petites femmes, au teint gris, qui s’affairaient ? récolter la mousse et les lichens dans des hottes.
Ils grappillaient aussi les fruits noirs d’un vieux lierre.
La voix reprenait :
- je t’ai choisi, toi, pour t’avertir.
Car tu as pris soin d’un de mon peuple, que tu as cru atteint de ce mal que vous appelez “ mort ”.
Sache qu’il ne nous frappe pas.
Mais nous te sommes gré d’avoir accompli ce geste.
A ce moment, un petit lutin sur une branche fit un geste de la main ? Friedli, qui cru reconnaître celui qu’il avait eu dans sa main.
Il répondit alors :
- mais que dois-je dire ? mes compagnons ? Comment admettront-ils de renoncer ? ces coupes, dont ils vivent ?
La Dame aux Mousses répondit doucement, et ses yeux scintillèrent dans l’ombrée.
- Nous vous avons déj? avertis ! Cependant, nous savons bien qu’ici notre présence n’est pas éternelle, pas plus que ne l’a été notre origine.
Je comprends ta demande.
Aussi, je te propose ce qui suit, comme ? d’autres bien avant toi.
Mon peuple est habile.
Il fait beaucoup d’objets.
Il sait tisser des étoffes avec la soie des forêts que les humains s’achètent.
Ce n’est pas pour nous une peine.
Aussi, si tes compagnons l’acceptent, nous pourrons vous donner ces étoffes, qui vous suffiront amplement.
Et en disant ces derniers mots, la belle dame se confondit dans l’écorce, et disparut.
Le feuillage s’était immobilisé, comme alentours.
Friedli se releva.
Il lui revenait ? l’esprit un conte rhénan, d’une dame des mousses ou Moosweibchen, et il se demandait, face ? cet arbre inerte, d’apparence, s’il n’avait pas rêvé.
Il ne se posa pas longtemps la question.
Devant lui, au pied de l’aulne, deux paquets d’étoffes palpitaient de reflets d’ombres et lumières.
Il en prit une dans ses mains, la déploya, c’était une splendeur. Il ramassa le lot.
Il courut ? travers la forêt, et héla ses compagnons.
Certains avaient commencé une entaille, mais ? leur grande surprise, il s’épanchait une sève rouge comme leur sang.
Friedli leur raconta.
Devant tous ces signes, et devant ces belles étoffes, aucun ne discuta.
L’accord se fit.
Ils ne renoncèrent pas ? leur métier, car c’était une partie de leur âme.
Ils reprirent leurs coupes, mais ailleurs, en dehors de la Forêt Intérieure.
Le bruit clair de la cognée n’y résonna plus.
Simplement, une fois par an, ? la St Sylvestre, certains paysans du lieu rapportaient que la Confrérie des Bûcherons allait loin avant dans la forêt, au-del? des Osmondes.
Ils portaient des sacs vides, et au retour ceux-ci étaient pleins.
Les mauvaises langues ajoutaient que les bûcherons étaient un peu sorciers - ce n’était pas nouveau -, et d’autres qu’ils s’étaient enrichis.
***
Voil? ce que je peux te dire.
Jean Friedli ne m’en a pas dit plus.
Et vois-tu, je crois que c’est vrai.
D’abord, ? son enterrement, il y en avait encore deux de sa Confrérie.
Je remarquais qu’ils étaient bien habillés, avec montre en sautoir d’or véritable, et d’autres belles choses.
Je sais bien que ce n’est pas une preuve, mais pour des bûcherons ce n’est pas courant.
Ils pleuraient quand ils virent Jean dans le trou, avec sa cognée.
Et tu sais, c’est dur, de voir pleurer de tels hommes.
Ensuite, tout le monde avait remarqué ce détail peu croyable : Jean était devenu vert pâle.
Le fossoyeur, lui, ne plaisantait pas, et je crois que c’était pour éloigner sa peur.
Plus tard, comme Jean n’avait pas eu de descendance, trente ans après, la commune reprit la concession.
On trouva ce qu’il y reste, entièrement couvert d’une mousse grisâtre.
Le Monde des Mousses avait pris cette étrange possession.
Enfin, et ce n’est pas le plus curieux, mais on vendit la maison, au bénéfice de l’Etat.
Pas cher, car c’était loin d’être un château.
Le gars de la ville qui l’avait achetée, ne paraissait pas fortuné.
Il fit des travaux, il remania presque la maison de fond en comble.
Un jour, brutalement, il la revendit.
Et par la suite, tout le monde disait qu’il faisait tant d’extravagances, tant de dépenses, qu’on se demandait bien d’où il avait tiré l’argent.
Moi, je le sais.
Jean avait constitué un trésor, que l’autre avait trouvé.
Quant ? la forêt aux osmondes, elle est toujours l? .
Les vieux arbres y sont pluri-centenaires.
Si tu veux, un jour, on ira s’y promener.
Mais je la connais peu, car vraiment, au-del? des Osmondes, il flotte un monde étrange, comme si chaque arbre avait une âme.
9 juillet 2001, Acca, accident de chasse, Affouage, Arbre, Association syndicale, Avocat environnement, Bandite, bois, Bois communaux, Boisement, Bourdaine, Champignon, chasse, Chasse en forêt, Chemin d’exploitation, Chemin rural, Chêne truffier, Chute d’arbre, Chute de branches, Code forestier, Coupe abusive, Coupe extraordinaire, CRPF, Débardage, Débroussaillage, Débroussaillement, défrichement, dégâts de gibier, Droit de chasse, droit forestier, eaux et forêts, Engref, Entrepreneur forestier, espace boisé, Expert forestier, Expertise agricole, Exploitation forestière, Forestier, forêt communale, Forêt de protection, Forêts, glycines, Groupement forestier, incendie forestier, Inventaire forestier, L. 130-1, Mayotte, Monichon, Morts-bois, Parc forestier, peupleraie, peuplier, Plan de zone sensible, Plan simple de gestion, Poésie, Processionnaire, régime forestier, Sérot, Soumission au régime forestier, Vent violent, Voirie départementale.