L'HOMME QUI CHERCHAIT LE LAC
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L\'homme qui cherchait le lac
A l’inconnu de St Girons qui vint frapper ce jour-l� .
Au Pécheur Inconnu
La porte résonna d’un son court et rapide comme un grelot clairet dans cette journée de printemps. C’est � peine si on l’entendit. Le géranium rouge se pencha bien vers la fenêtre, mais personne ne remarqua le mouvement imperceptible de ses feuilles agitées par un souffle léger ; et puis c’était son habitude. Et cela crépita � nouveau.
Je me levai de table, allai ouvrir, prudemment. Qui diable, en ce tout début d’après-midi ?
C’était ouvrir � l’Aventure.
La lumière froide hésita un instant sur le seuil. Au contact avec l’air chaud de la maison, il se faisait � cet endroit des turbulences, propices aux mirages. Je clignotai des yeux, comme une effraie en face d’une étoile. Après avoir secoué les gouttelettes de lumières qui perlaient � mes cils, je distinguai une chose, opaque, un contour sombre, immobile et muet, avec deux antennes. Une vague d’inquiétude me prit brutalement la main, et j’eus � cet instant le cœur si serré qu’il me sembla l’entendre battre au bout de la langue, et rouler l� -bas, au cœur de l’herbe verte : mon cœur !
J’entendis alors un son singulier. Incompréhensible. Quelque chose d’� la fois guttural et flûté, et nettement gloussant. Cela ressemblait vaguement � un « a », long, prolongé, enfoui, englouti.
Derrière, sur le cerisier en corolle, le loriot jaune sifflait en maître moqueur ; mais ce n’était pas lui.
La silhouette se précisa. La lumière, comme une eau trouble, se calmait, s’agençait, se peuplait de certitudes.
Ce que je vis d’abord, c’est un bonnet ; un bonnet bleu, � grosses mailles effilochées.
Dessous, deux yeux me regardaient fixement.
Puis le son se fit entendre, le même.
Tout � coup, je vis tout. Ma pupille s’éclairait, et les brumes de mon cerveau s’évaporaient.
La chose était un homme ! J’avais en face de moi, un homme, vêtu d’un imperméable vert, � capuche. Il portait en bandoulière une canne � pêche, et une épuisette - ce que j’avais pris pour des antennes.
Un pêcheur !
Mais la parole se faisait insistante, et il y avait dans ces yeux comme une supplique. Ils me regardaient d’ailleurs avec une fixité d’insecte, surprenante. Ils étaient grands, comme ...
La voix persistait, comme une plainte. L’être se désolait de ne pas être compris.
Je découvris alors pourquoi je ne comprenais pas.
Il était jeune, la trentaine, et bien taillé. Mais sa bouche entrouverte baillait sur un vide : il lui manquait pas mal de dents ; son articulation était singulièrement défaillante. Il en avait conscience et redoublait d’effort, avec cette insistance dans le regard qui disait bien combien il était aux aguets de la compréhension d’autrui, pour savoir s’il devait renouveler pour la énième fois son émission.
« Laggglll », « Laggglll », jetait-il � la rencontre de mes oreilles qui, déj� emplies de mauvais sons, hésitaient � transmettre � mon cerveau ce message faussé.
C’est alors que mon cerveau prit les devants sur les turbulences de la digestion en cours. Comment résoudre l’énigme de l’inconnu ?- au demeurant, ce n’en était plus un, puisque c’était un pécheur. J’écoutais assidûment, mettant � contribution le plus grand nombre de neurones non endormis par l’estomac.
Ce fut une éruption cérébrale, une révélation : mais bien sûr ! ce ne pouvait être qu’un lac !
J’émis le son, avec la sagacité de ma propre dentition et de mes lèvres.
L’homme eut un soubresaut de satisfaction. Disproportionné. Il hocha la tête avec un enthousiasme enfantin.
Nous venions d’avoir ensemble notre premier mot. Nous avions communiqué !
Je ne pensais pas � ce moment l� où ce mot allait nous conduire. A la réflexion, j’ai rencontré peu de mots d’aussi singulière envergure.
Pour l’heure, nous nous étions compris.
Il y avait entre nous, subitement, une sorte de sympathie qui naissait, durait, et ne fit que se renforcer. Un pêcheur qui cherche un lac ? quoi de plus normal, et sympathique ?
Je sortis sur le devant de la porte, � la lumière chaude du printemps, comme un scarabée au soleil.
Il avait laissé dans la cour une vieille et petite mobylette. Encore un élément positif ; une Jaguar n’aurait pas produit sur moi le même effet (je ne peux m’empêcher d’avoir une sympathie instinctive pour le peuple, dont je suis).
Conséquemment, je lui demandai d’où il venait. Il me répondit de St Girons. Cela faisait donc 20 km � mobylette, pour trouver un lac ! Cet homme, décidément, méritait mon intérêt : c’était un passionné. Il était parti le matin, sur sa monture, harnaché et bardé de son matériel, en quête d’un lac, le cerveau empli de la merveilleuse journée qu’il allait passer. C’était un Chevalier du Lac !
Il fallait donc � tout prix l’aider dans sa recherche. Quelle bonne idée ! Pour un peu, je serais allé chercher mes cannes � pêche enfouies dans mon enfance au fond du garage.
C’est alors que je me rendis compte, qu’habitant depuis près de quarante ans ici, je ne connaissais pas de lac.
C’était ennuyeux ! mais qu’y faire ?
L’autre déployait de grands yeux comme une bannière au vent de ses amours, qui allaient pour l’instant au lac (si l’on n’y prenait garde, ils risquaient d’aller � l’eau !).
- « Paggl de « Laggglll » ? me dit-il ; il était triste et passait d’un sentiment � l’autre avec la promptitude de l’enfant qui s’était éveillé en lui ce matin de dimanche, et ne trouve plus au bord de son lit le jouet adoré qui, la veille, a peuplé ses rêves.
Je pensais subitement (mes pensées sont toujours subites, et littéralement je les subis, elles règnent en maître sur moi) � mes cartes de l’IGN, et lui dis.
- Ah ! fit-il, du ton du matelot tombé � l’eau, emporté par les flots, et auquel on jette la corde de la vie.
Il se fit impatient - un enfant.
J’étalai la première des cartes du lieu où l’on était. J’aurais gagé qu’il n’en avait jamais vu. Il s’y pencha comme un navigateur sur l’immense océan, et manqua d’y tomber.
Je fis la grimace ; il y avait de tout sur cette carte : des montagnes, des vallées, des châteaux, des grottes, des carrières, de minuscules mares d’eau, mais de lac, point.
- « Paggl de « Laggglll » ? me dit-il, consterné. Il pivota alors sur lui-même, regardant � droite et � gauche, comme s’il s’attendait � ce qu’un lac surgisse � sa prière fervente ; un enfant.
J’étalai une seconde carte ; consternation.
Alors il dit (je traduis) ; une colline blanche, avec une route qui monte, un bois, et en bas, le lac !
- Vous avez déj� vu ce lac ?
- Oui, mais il y a longtemps (traduction).
Les bras le long du corps, il se frappa les cuisses, comme un oiseau qui bat des ailes. Il me fit penser Ã? un poisson volant.
- Si j’avais su, j’aurais mieux regardé (traduction).
Alors, j’étalai une troisième carte, une quatrième, toutes les cartes de la région. Il y avait bien la Garonne, mais ce n’était pas le lac, et puis il n’y avait pas de « tanchgll » (tanches) dans ce fleuve.
- « Paggl de « Laggglll » ? - « Paggl de « Laggglll » ? répétait-il, abattu.
Le lac s’était évaporé ; son rêve du matin aussi.
Waterloo était au lac.
Il faisait pitié.
C’est alors que mon âme chevaleresque résolut de vaincre l’impossible. Pas de lacs sur les cartes ? et alors ? Il y en avait peut-être un qui n’était pas recensé, qui avait été oublié, ou qui avait été fait depuis le passage des topographes ? Il fallait partir � sa recherche. Il nous restait toute une immense après-midi de printemps qui n’en finirait jamais.
- Bon, on va le chercher ?
Il me regarda un moment stupéfait. Puis, les grands yeux ouverts au bord de ses mains, il me tendit celles-ci, et nous scellâmes notre accord. Notre lac d’amitié clapotait entre nous d’une complicité ensoleillée.
J’allai chercher ma vieille bicyclette, enchantée de sortir du grenier. Au moment de partir, il me dit en tendant un doigt en arrière :
- « la capugglle ».
Il ne me fallut plus que dix secondes pour traduire. Je dressai sa capuche sur son bonnet bleu, pour éviter qu’avec la course celui-ci ne s’envola. Par ailleurs, il était si harnaché qu’il ne pouvait en effet l’atteindre lui-même. A la réflexion, sa capuche lui faisait une sorte de heaume.
La haie d’épines noires semée de fusains clairs courait tout au long de la route. La lumière glissait � travers ses branches entremêlées faisant luire les feuilles comme des écailles, pour ruisseler en contrebas dans le fossé aux algues pâles. C’était ainsi un long vitrail que la Nature avait dressé pour faire un fond de toile aux deux chevaliers du lac en quête.
On était en campagne. Au premier carrefour, � la croix, deux autos pourtant passèrent � toute allure. Notre campagne est tranquille ; c’était surprenant. Peut-être fuyaient-elles, peut-être étaient-elles poursuivies par un invisible monstre ? Nous arrêtâmes nos montures, posant pied sur la chaussée, et regardâmes.
L’air frais lissait la route de reflets d’arc-en-ciel. Des gouttelettes ruisselaient sur l’asphalte. Au fond, les Pyrénées tricotaient leur chaîne sur le ciel, en crochetant les nuages.
Mais de monstre point. Invisible ? Le chapelet du temps qui s’égrainait me conduisait � penser qu’étaient revenus dans nos montagnes les anciens êtres espiègles si connus de nos aïeux, qui s’amusaient � jouer bien des tours aux autres monstres bariolés qui sillonnent nos routes. De preuves, je n’en avais aucune ; mais l’intuition ...
Nous reprîmes notre course. Nous descendions en contrebas de la vallée. Sauf lac de montagne, c’est en effet vers les points bas que nous avions le plus de chance de trouver une étendue d’eau.
Bien que poussive, sa mobylette se moquait de ma bicyclette ; je mis donc la main sur son épaule, et nous roulâmes ainsi.
Au carrefour des coeurs-croisés un homme était adossé � un piquet. Il s’y frottait le dos. A l’ombre du béret, un mégot mal roulé se consumait ; une petite lueur rouge s’y allumait au gré des respirations, ressemblant � ces phares d’avion qui clignotent � travers les nuages. J’eus du mal � trouver ses yeux dans l’obscurité de cette nébuleuse, et aussi parce que l’homme les tournait vers le bas, plongé dans un songe qui miroitait sur le sol. Il ne nous avait pas vus ; je l’appelai.
- Monsieur !
La lueur s’éteignit, puis s’alluma avec intensité. Le regard se leva vers nous, suspicieux.
- Monsieur, nous cherchons un lac !
-« ouill, un Laggglll » renchérit mon ami avec un espoir toujours renouvelé.
- Un lac ? fit l’autre (et sa bouche se tordait pour ménager une place au mégot et � la parole) ; y en a point ici ! Y a bien la mare aux Eaux Palines, pas loin, mais c’est un trou, c’est tout.
- alors une colline blanche, avec une route qui monte, un bois ?
Le béret noir, sans un mot, pointa l’index dans une direction ; nous lui emboîtames la roue. Et il replongea dans ses songes.
La route champêtre ondulait vers un pont, niché dans l’échancrure de deux collines. Un ruisselet y chantait, auprès duquel croissait un arbre que je reconnus : un saule pleureur. J’adossais ma bicyclette au muret pastillé de mousses mauves.
Le coin était merveilleux, tapissé de couleurs, il était enchanteur. Mais ce saule était triste. Je lui demandais pourquoi.
Il avait de longs cheveux qui tombaient presque jusqu\'� terre, et qui lui masquaient la vue. Quand il secoua la tête, il eut un aspect un peu échevelé qui m’étonna, par rapport � la politesse bien rangée que marquaient les autres arbres. Après m’avoir vu, il reprit sa forme, et c’est de dessous cette imposante chevelure que me parvint une petite voix frêle et fluette, comme le murmure effilé du ruisseau, d’une flûte.
- Tu as donc senti ma tristesse ? Que c’est beau ! Il passe peu de monde ici. Personne ne fait attention. Sauf toi. Qui es tu donc ?
- Un chercheur de lac, comme mon ami ...
- « ouill, un Laggglll »
- Un lac ? reprit le Saule, comme c’est intéressant !
Puis après un silence :
- Je peux vous accompagner ?
J’eus un mouvement de surprise, qui fut interprété par l’arbre comme une hésitation.
- Oh, vous savez, je ne vous gênerai pas, je serai discret. Et puis, vous savez, je vous aiderai ; je m’y connais un peu, pour trouver de l’eau ; j’ai ça dans la sève.
L’argument était convaincant. Je ne voyais pas très bien comment il allait faire, car de mémoire de Pyrénéen, personne n’a jamais vu un arbre se déplacer, � moins que ... jadis ...
C’est ainsi que nous repartîmes, accompagnés d’une présence, d’une odeur mouillée, et d’une voix fluette.
Après le pont, un champ coquet s’endimanchait de coquelicots, qui même en l’absence de vent s’amusaient � onduler, � faire flotter leurs corolles comme des milliers de petits oriflammes au-dessus du rempart des jeunes blés. La lumière crue du ciel y semait des paillettes rouge intense qui au gré des ondulations variaient instantanément, si bien qu’il n’y avait rien d’aussi beau ni de comparable. Sinon, dans d’autres teintes, les retombées d’une cascade, insaisissables, diaprées, évanescentes de tour et de contours, translucides. En dépit du rouge, une impression de joie et de douceur fine s’épanchait de ce paysage couché.
Comme il fallait s’y attendre, le champ nous héla. Il le fit de manière désinvolte :
- Et vous ! Mirez un peu ! Regardez-moi !
Bons enfants, nous nous arrêtâmes.
Le champ étonné s’adressa au Saule :
- Tiens ! Où vas-tu toi ? Je te croyais jouant � l’eau !
Je répondis :
- Nous cherchons un lac !
Le champ entier frissonna, dans le bruit d’une robe de bal qui valse du pli des jupons flottant au vent.
- Un lac ? Quelle drôle de chose ! Pourquoi faire ?
- Poullg pêchél des tanchgll.
- Des quoi ?
- Des poissons, dis-je.
- Ah, fit le champ, en ondulant mollement d’une seule grande ligne qui filait au loin près du ruisseau. Cela m’ennuie ! On est mieux ici, � se faire caresser par la lumière chaude et claire.
Le saule nous murmura :
- Continuons ! Nous n’aurons rien avec celui-l� . Je le connais. C’est un bavard, sans âme. Tout d’apparence. Un simple jouisseur de lumières et couleurs.
Nous reprîmes notre route. Celle-ci s’échinait � gravir une petite colline sèche, peuplée de genévriers dont le parfum poivré emplissait l’air. Nous nous arrêtâmes au sommet.
Les vallées de la plaine s’épanchaient autour de nous, mais nulle part on ne voyait miroiter la surface d’un lac.
- « Paggl de « Laggglll » ! - « Paggl de « Laggglll » ! répétait mon ami, en soulevant son heaume pour se passer la main dans les cheveux, avec consternation.
Il s’abattit sur une pierre blanche craquelée par le gel. Je fis de même. C’est alors que l’idée me revint, et je m’adressai au Saule.
- Au fait, toi ! Pourquoi étais-tu triste ?
Quand le Saule s’assit � son tour, il y eut une grande ombre sur le sol, qui ne tarda pas � se couvrir de gouttelettes de rosée. Et c’est cette même voix, douce et mouillée qui me répondit :
- Oh, ma tristesse ! C’est vrai que tu l’as remarquée. Je te remercie. Mais tu sais, c’est une habitude. Nous sommes tous comme ça dans la famille. Tiens ! je vais te dire. Tu vois combien nos feuilles sont fines et élancées, comme elles sont belles ? Ah, mon Dieu, qu’elles le sont ! C’est notre tort � nous autres, Saules, d’aimer profondément nos feuilles. Ce n’est pas le cas de tous, tu sais ! Mais ces feuilles admirables passent leur temps � rêver. Est-ce notre faute � nous si nous aimons l’eau, et si nos racines aiment � se baigner au bord des cours d’eaux, ou des eaux dormantes ? Alors nos feuilles du printemps, dès qu’elles naissent, ont le miroir de l’eau ; elles se regardent, se regardent. Elles changent de teinte, de forme, se tournent et se retournent dans le moindre souffle, pour suivre leur reflet dans l’eau. Puis, � force de regarder le ruisseau, elles se mettent � rêver. Même les hommes font ça - j’en ai connu un, un rêveur solitaire, mais c’est une autre histoire -. Elles n’y échappent pas. Alors les voil� toutes qui se penchent, se penchent ; et je suis obligé de suivre : tu sais bien que mes branches ne se tournent pas vers le ciel. Et puis, vient le jour fatal où l’une après l’autre, elles découvrent qu’elles ont la forme d’un bateau. Dis-moi ce que rêve et bateau font ensemble, si ce n’est qu’ils forment l’aventure. Alors, cela ne se fait pas attendre. En voil� une qui s’élance. Elle tombe toujours bien sur l’eau, � plat. La voil� qui vogue, qui file, emportée par le léger courant de ce ruisseau. Les autres, enfiévrées par le démon de l’aventure, et encouragées par cette première tentative, se laissent tomber : tantôt dix ce jour-l� , puis cent le jour suivant ... Les voil� qui font des courses, des régates. Puis, je les vois disparaître, l� -bas au détour de l’ormeau, emportées par ce coquin de ruisseau qui s’en amuse fort. Où vont-elles ? Je n’en sais rien. Elles vont � leurs rêves. Et moi, je les regarde, joyeuses qui s’en vont, sans jamais les revoir. Je suis l� , sur la berge, dans le confort de l’eau et de la lumière ; je me penche sur l’eau, pour les voir s’amuser une dernière fois ; et puis je reste l� , penché, pensif, � songer � tout cela.
L� , il y eut une accalmie dans cette voix, comme si le souffle sur la colline s’était arrêté.
Puis :
- On m’appelle Saule pleureur. Mais je suis plutôt un Songe au bord de l’eau.
Mon ami le pécheur ruisselait de larmes. A cet instant, il était ruisseau.
- c’est tristegll ton histoilllg !
La colline aux genévriers murmurait :
- c’est un dingue ce Saule ? A-t’on jamais vu idée pareille ? Nous, nous ne sommes pas tristes, nous passons nos journées � lancer nos baies noires le long de la pente, et � les regarder rouler, jusqu’en bas. C’est bien plus drôle ! Fais comme nous ! Joue aux boules !
- En vérité, reprit le Saule, je pense qu’entre nous, celui qui est triste, ce n’est pas moi, c’est ton ami, qui ne trouve pas ce qu’il cherche.
- C’est vraiggll ! Et mon Laggglll ?
Nous remontâmes sur nos montures, et descendîmes � vive allure la colline.
En contrebas, � l’ombre d’un nuage, dormait une mare.
Le Saule, qui connaissait bien le langage des fleurs et des choses muettes, bruissa.
On vit alors un petit vent se lever, et un tourbillon de feuilles élancées retomber doucement sur l’eau.
Celle-ci se mit � frémir. Un léger clapotement l’agita. Elle s’étira, et une voix molle troubla sa surface.
- Oui ? Ah c’est toi ? Par la Saint-Triton, comme je dormais bien ! Que c’est bon de s’allonger ainsi ! surtout par une si belle journée de printemps, où l’air frais des montagnes me caresse, d’un souffle si léger qu’il ne me ride même pas. Il sait y faire ! Bon ! Que me veux-tu ?
- Moi, rien. C’est mon ami, l� , le pêcheur.
- Un pêcheur ? J’aime beaucoup ces gens-l� . Ils nous tiennent compagnie � nous autres. Ils s’installent le matin, et ils se plaisent tant ici, qu’ils ne partent que le soir, et encore � regret. Ce sont un peu nos amoureux. Alors où est-il ce pêcheur ?
La mare écarquilla de grands yeux alentours.
L’homme s’approcha, timide, surpris.
- Approche-toi un peu plus, et penche toi !
Le pêcheur planta sa mobylette, et se pencha sur l’eau. On ne voyait pas le fond.
Une vague déferla, accompagnée d’un léger sifflement entre les roseaux.
- Pas mal !
Je trouvais qu’elle exagérait un peu. Mais, bon ...
- Alors dis-moi, beau pêcheur, que souhaites-tu ?
- je chechll un Laggglll poullg pécheggl des tanchgll
A ma grande surprise, la mare comprit tout de suite. Il y avait un langage de l’eau.
- Ah, mon pauvre ! Je suis trop petite pour avoir ce gibier-lÃ? . Il te faudrait un lac !
- un Laggglll, oui un Laggglll, trépigna mon ami.
Il y eut alors un trou dans le temps et l’espace, pendant lequel on sentit nettement que la mare se concentrait. Cela dura peut-être le temps d’un vol de papillon qui franchit le détroit des vents divins. Ou le temps d’une feuille qui s’élance dans l’air. Et la mare reprit :
- Tu vois le château l� -bas, sur la colline, avec un petit bois ? Vas-y, tu trouveras ton lac.
Le pêcheur frémissait de joie. Vu de dos, il ressemblait � un coléoptère vert luisant dont les élytres oscillent avant de prendre son envol.
- Merci, Madame, Merci ! Comment puis-je vous remercier ? (traduction).
- Reviens me voir ! fit la mare d’un clin d’œil ; et les roseaux s’abaissèrent sur cette surface ronde comme des cils longs et doux.
- Et maintenant, reprit-elle, laissez-moi me rendormir ; ne suis-je pas une eau dormante ?
Sur nos montures, nous allions vers la montagne au château. Un peu plus loin, la route était coupée par une voie ferrée ; la barrière était abaissée. Nous nous arrêtâmes. La barrière avait un garde. Dans l’attente du train, je lui parlai :
- dites-moi, Monsieur, connaissez-vous un lac, par lÃ? ?
L’autre me regarda de dessous ses yeux clairs. Il devait avoir quatre-vingt ans. Une longue moustache jaune ondulait sous son nez plissé. La toile de son uniforme bleu luisait � force d’usure. Il avait une bouffarde du temps des trains � vapeur. Il tira dessus avant de me répondre, en penchant la tête :
- Tchouf, tchouf ! fit-il d’un ton désopilant. Un lac ? Les trains ne vont pas au lac !
J’étais déconcerté. Il me donna une tape vigoureuse sur le côté du bras :
- Allons, jeune homme ! Je plaisantais ! Mais vois-tu, cela fait soixante ans que je suis ici, et des lacs, je n’en ai jamais vu dans les parages.
- « Paggl de « Laggglll » ? fit le pécheur ? au comble de la désespérance.
- Qu’est-ce qu’il dit, ton ami ?
- il est surpris qu’il n’y ait pas de lac.
Je n’osais lui dire ce que nous avait dit la mare, car il nous aurait pris pour des cinglés. La poésie est la clef d’une porte réservée � quelques-uns. Beaucoup de monde passe devant. Il y a quatre catégories de personnes. Celles qui ne voient pas la porte, allègrement. Celles qui la voient, avec une légende au-dessus clignotant en rouge vermillon « fous et simplets » (je redoutais que notre garde-barrière appartienne � cette catégorie). Ceux pour qui la porte est comme un vitrail, qui voient le chatoiement des mots, des lumières, des parfums et des sons, sont attirés, mais ne savent pas encore entrer, ou ne le veulent pas (c’est sans doute la catégorie la plus précieuse). Enfin, ceux qui ouvrent la porte, et vont dans l’immensité de l’imaginaire, plongés dans l’ivresse de l’émerveillement ; car il en va de cette porte comme de l’ancienne « herbe � recule » de nos aïeux : quand on a marché dessus, on ne revient plus en arrière.
Pour l’heure, l’homme locomotive tirait sur sa bouffarde, en clignotant des yeux, qu’il avait en cet instant verts et rouges. Il était le train et le feu de service.
- Pas de lac ! asséna-t-il, d’un coup de butoir.
Il y eut un nouveau trou dans le temps et l’espace. Sans fond, ni ciel. Simplement, une voie ferrée, une barrière rouge et blanche, un garde bleu � fumée, un pêcheur insecte, un Saule songeur, et ma bicyclette heureuse.
Ce fut long.
Ce fut tellement long, qu’� la fin je revins � la réalité, et je dis, par une manie d’enfance :
- si l’on pariait du côté d’où viendra le train ?
Le garde � bouffarde me lança cette phrase, qui faillit glisser de mes mains et tomber sur le bitume granuleux de la voie.
- quel train ?
Je le regardai … encore une plaisanterie ?
- Ben, le train !
Le butoir prononça :
- y a pas de train !
- Pas de train ?
- pas de train, tchouf, tchouf.
Les volutes de la pipe montaient jusqu’aux nuages, en s’emberlificotant.
Il exécuta alors une sorte de pas de danse rythmé d’un ton chantant.
- pas de train, tchouf, tchouf, pas de lac, tchouf, tchouf, c’est comme ça ! Faut s’y faire ! tchouf, tchouf !
Et les paillettes de ses yeux brillaient d’amusement en nous regardant.
C’était un cinglé, ou un poète � sa façon. Je ripostai :
- Mais, enfin, me direz-vous ?
Le vieux garde � moustache jaune me regarda longuement, puis il retira la bouffarde de sa bouche, se mit � la curer des nuages accumulés, en disant :
- voyez-vous, jeune homme, cela fait quarante ans que le train ne passe plus. « Désaffecté », comme ils disent. Ça, pour de la désaffection, tu parles !
Et ce fut avec un soupir qu’il continua :
- Moi, je l’ai vu passer pendant ving-cinq ans. C’est un bail vous savez ! C’est même une vie ! Et l’on ne change pas. Alors, moi, je suis resté, avec mon jardin, mes outils, mes uniformes et ma bouffarde. Alors j’entretiens. Vous avez vu comme c’est beau ?
Il promenait tout autour un regard émerveillé, éminemment satisfait.
En effet, tout semblait neuf, jusqu’aux rails qu’on aurait dit astiqués. Pas une herbe folle (ou sage).
- C’est moi, tout ça !
Tout � coup, il s’interrompit, regarda sa montre.
- Dioudurail ! il est dix-sept heure trente. C’est l’heure !
Il appuya sur un bouton ; une sonnerie retentit. On entendit un bruit régulier qui allait croissant, en s’amplifiant, jusqu\'� couvrir nos voix quand il passa devant nous, en nous giflant d’une claque chaude et fortement odorante. Mais il n’y avait rien. Seul un petit bouleau tremblait encore.
Alors, le vieux garde tourna la manivelle, et la barrière se leva ; il nous fit signe de passer, en ajoutant :
- Entretenir : il n’y a que ça. C’est encore tenir. Et tenir bon. Je n’ai jamais changé, voyez-vous. C’est comme ça ! Faut s’y faire, tchouf, tchouf ! Mais croyez-moi, y a pas de lac !
Nous franchîmes les rails qui étaient encore chauds et huileux. Devant nous le château grossissait.
***
C’était une colline d’aubépines. Elle était couverte de fleurs blanches, comme pour un mariage. Elle était ronde. Nous en fîmes une première fois le tour. Il n’y avait rien.
- « Paggl de « Laggglll » ? - « Paggl de « Laggglll » ? répétait-il sans fin, comme une locomotive qui tourne en rond dans le jeu d’un enfant.
J’étais désagréablement surpris. Il me vint � l’esprit ce vieux proverbe : « méfiez-vous des eaux dormantes ». La mare nous avait-elle trahis ?
C’est alors que le Saule songeur se mit � vibrer. On aurait dit qu’une onde lui parvenait. Ce devait être le cas. Il nous dit brusquement :
- Par lÃ? !
Une petite sente partait � l’assaut de la colline, entre les aubépines. Elle bourdonnait des premières abeilles. Quelques violettes impériales nous faisaient un tapis de velours. Nous cheminâmes ainsi jusqu\'� un point assez haut, quand tout � coup une longue ligne ondulante se dessina au loin. Le saule me murmura :
- C’est mon ami, le Buddléia, il sait, lui, où se trouve un lac !
En se rapprochant, nous vîmes que cette ligne était constituée de papillons qui voletaient � travers l’air, longue frise de dentelle violette et jaune, palpitante.
Ils firent un cercle autour de nous, une danse.
Le saule semblait en conférence silencieuse. Il nous dit :
- Suivons-les !
La dentelle de papillons filait � travers les aubépines blanches, sur une pente descendante. Nous arrivâmes enfin dans une combe au fond de laquelle un petit lac diamantait.
- un Laggglll ! - un Laggglll ! s’écria-t-il au comble de la joie. Et il s’élança, s’élança ...
Il ne touchait plus terre, et sans un geste, sans un mouvement, il voguait avec les papillons.
Quand il se posa au bord de l’eau, il y avait l� une femme.
Elle avait un regard doux et profond comme les eaux du lac.
Il y tomba comme en éternité.
Je ne l’ai jamais plus revu.
Au bord du lac, je viens parfois m’asseoir.
Un papillon, sur une pierre blanche,
Et la mousse violette du souvenir.
9 juillet 2001, Acca, accident de chasse, Affouage, Arbre, Association syndicale, Avocat environnement, Bandite, bois, Bois communaux, Boisement, Bourdaine, Champignon, chasse, Chasse en forêt, Chemin d’exploitation, Chemin rural, Chêne truffier, Chute d’arbre, Chute de branches, Code forestier, Coupe abusive, Coupe extraordinaire, CRPF, Débardage, Débroussaillage, Débroussaillement, défrichement, dégâts de gibier, Droit de chasse, droit forestier, eaux et forêts, Engref, Entrepreneur forestier, espace boisé, Expert forestier, Expertise agricole, Exploitation forestière, Forestier, forêt communale, Forêt de protection, Forêts, glycines, Groupement forestier, incendie forestier, Inventaire forestier, L. 130-1, Mayotte, Monichon, Morts-bois, Parc forestier, peupleraie, peuplier, Plan de zone sensible, Plan simple de gestion, Poésie, Processionnaire, régime forestier, Sérot, Soumission au régime forestier, Vent violent, Voirie départementale.