SIMEON LE STYLITE
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Siméon le Stylite
Chassé de son monastère, Siméon s’en allait � travers le désert. Il était sans sandales, et les cailloux de la sente lui picoraient les pieds comme les petits oiseaux qui dans l’ombre muette du cloître venaient jadis becqueter ses mains ouvertes.
Il n’avait jusqu’ici jamais quitté la fraîcheur bénie de son monastère, blotti dans le giron d’une falaise au bord de l’immensité améthyste de la Méditerranée, que les vents du soir faisaient mousser en rouleaux d’écume.
Aussi sa marche dans le désert solitaire, qui l’éloignait des hommes, était-elle, pour son corps amaigri, la première épreuve. Mais c’était l� la première marche blanche de l’escalier qu’il entendait gravir. Il prenait le chemin de Dieu, sans trop savoir encore s’il le trouverait dans le ciel élevé (mais alors � quoi bon aller dans le désert ?), ou dans la solitude infinie des immensités sableuses. Qu’importe, il chercherait ! Il était une flèche tendue vers sa cible.
Il n’emportait rien d’autre que la richesse de son âme, aussi transparente que la gouttelette de rosée suspendue au grain de sable, qui s’évapore aux plus fortes lueurs de l’aube en abandonnant la fine trace du souvenir d’un instant, fugace et discret. Mais son âme était ardente comme l’astre du jour, animée d’une flamme qui brûlait nuit et jour, et le consumait de l’intérieur, sans lui apporter La Réponse. C’est d’ailleurs pourquoi on l’avait aimablement chassé hors des lourdes portes cloutées du monastère. Et cela l’emplissait de joie, car il avait soif de rencontrer la Présence, seul � seul, dans une intimité d’amour éternel.
Autour de lui les montagnes dressaient leurs arêtes tranchantes. Dans leurs creux se nichaient des tamaris roses au feuillage si petit et léger qu’ils n’ondulaient pas sous le vent. Et puis, ici et l� des buissons aux épines contre la dent du chameau égaré, ou de l’élégante et fine gazelle. Pas une eau murmurante, pas un oued bienveillant, pas un puits mystérieux au fond duquel, chaque nuit, vient se mirer la lointaine Sirius. Pas un bruit, pas un son, sinon celui d’un souffle chaud au-dessus des dunes du désert.
Au matin du septième jour, Siméon arriva dans une plaine. Il y avait l� une antique cité romaine, dont les murs avaient été bâtis avec de l’argile que l’on avait pétrie d’huiles essentielles de fleurs. Si bien que l’on y sentait encore le parfum du jasmin, de la violette et de la rose, qui se mélangeaient � celui du désert. Une longue série de colonnes de marbre clair dressaient leurs masses vers le ciel.Siméon avisa l’une d’elles, de six coudées , et suffisamment large pour le recevoir. Puis il fit un bond de jeune chèvre et s’installa au sommet, debout. Seul confort, il ajusta son bonnet pour se protéger un peu du soleil.
Il y avait l� deux bédouins qui erraient dans les ruines, en humant le parfum délicat des pierres. Ils s’approchèrent et dirent :
- Que fais-tu l� mon frère ? Que te prend de monter l� -haut ? Ne vois-tu pas suffisamment loin d’en bas ?
- En quelque sorte oui, répondit Siméon ; et il ajouta ingénument : � six coudées au-dessus du sol, j’espère mieux voir Dieu.
Quel homme étrange ! se dirent les bédouins. Mais ils gardèrent la langue dans la bouche, comme le seau au fond du puits, et s’en allèrent. Siméon resta seul face au désert, dont il attendait une Révélation.
Au bout de quelques heures, toutefois, il sentit quelque chose qui pesait sur lui, avec une force puissante, qui s’imposait. C’était le Silence du désert. Siméon qui avait encore l’habitude d’échanger quelques mots avec les autres moines, lui adressa ceux-ci :
- Dis-moi, toi, le silence du désert, que t’apporte ta solitude ? Le silence ne dit rien. Siméon renouvela sa question. Alors, le silence laissa chuinter ces mots, qui churent sur le sable sans un bruit :
- C’est la première et la dernière fois que je te parle, � Toi, l’anachorète, car peu de mots sont nécessaires � la sagesse. Et ma réponse sera « Tout ». Fais ton chemin et tu comprendras. – et avec un léger sourire dans la voix - Même le fennec aux longues oreilles en sait plus que toi.
Et sur ce, il se tut définitivement. Siméon resta seul face au Mystère. Alors il s’agenouilla et ouvrit largement les bras, de telle manière que ceux-ci firent avec son corps le signe de la croix. Et l� , il attendit face au soleil.
Le sablier du temps égrena sa semence, l’obscurité du crépuscule estompa les couleurs sans que le désert ne daigne donner une réponse � Siméon. Le croissant de lune fit son apparition dans ce ciel d’Orient. Alors le jeune ermite se recroquevilla et s’endormit, au sommet de sa colonne, aux portes du ciel étoilé.
La Présence lui envoya un étrange rêve. Il rêvait qu’il gravissait une immense échelle multicolore, qu’il atteignait ainsi le ciel, mais que l’échelle continuait au-del� ; alors il la suivait, toujours plus loin ; il traversait ainsi plusieurs régions aux vives couleurs et aux formes indécises, et puis, croyant atteindre le but suprême, il se retrouvait au bas de l’échelle. Et ce cauchemar recommença de multiples fois, si bien qu’il n’arrêtait pas de gravir cette échelle sans fin - et peut-être sans finalité. A un moment, un choc le réveilla et le fit tomber de sa colonne. Le sable frais de la nuit amortit sa chute. A la clarté argentée de la lune, il chercha autour de lui ce qui l’avait frappé. Il n’eut pas de mal � trouver, car cela étincelait dans les ténèbres, comme la lame d’un cimeterre frappée par la flamboyance du soleil couchant. C’était une étoile filante qui rougeoyait dans l’ombre.
Siméon s’approcha et saisit l’étoile dans ses mains. Elle palpita comme les braises dans les cendres, animée sans doute d’une émotion intense.
Siméon lui parla en ces termes :
- Ô toi, fille du ciel, lumière de la nuit, que te prend de venir troubler mon rêve ? Alors, une petite voix s’éleva :
- Salut � toi, Siméon, qui seras connu pour les siècles des siècles sous le nom de Siméon le Stylite. Je suis venu t’annoncer que ton chemin sera aussi long que le trajet d’un grain de sable qui veut traverser le désert. Il sera semé d’épines noires, car la chair est faible et doit souffrir pour que l’esprit devienne pur comme la rosée de l’aube. Mais garde ta foi aussi vive que la quête du fennec talonné par la faim et qui lutte jusqu\'� la mort. Et la Vérité t’apparaîtra telle un matin sur un monde nouveau.
Siméon aurait bien voulu en savoir plus, mais la petite étoile s’échappa de ses mains et d’un bond fulgurant reprit sa course dans le ciel. Et quand il cria vers elle, il ne rencontra que le silence douloureux de l’écrasante voûte nocturne. C’était un fou qui attendait une réponse des étoiles.
Alors, il remonta sur sa colonne, la nuit eut pitié de lui, et il s’endormit.
Le lendemain et les jours qui suivirent ne lui apportèrent aucune révélation. Le sable du désert se déversait de dune en dune comme un immense sablier. Le temps ainsi fut compté : une année s’écoula.
Siméon, toujours ivre de Dieu, modifia sa méthode. Il décida de monter sur une colonne de douze coudées . Il continua de diminuer sa nourriture, faite de pain rassis qu’on lui apportait, d’herbes qu’il allait cueillir, et d’eau. Un jour qu’il était descendu pour arracher des herbes, il tomba en contemplation devant une touffe de drinn et pensa :
- Ô toi, dis-moi qui est le plus sage, de toi qui t’enracines ici dans le sable, immuable � travers les âges, ou du sable qui vogue comme un bateau poussé par le vent vers d’autres mers ? Ne suis-je pas, moi qui suis venu ici, comparable au grain de sable ? Alors ses songes lui répondirent :
- Ô toi le fou qui te questionnes, pense que le grain de sable erre longuement et le vent qui le roule l’altère ; il devient de plus en plus petit, et finit par disparaître. Est-ce une Vérité ? Quant au drinn qui s’enracine puissamment, la tempête du désert le fauche et le fait rouler loin aussi, mais ses racines demeurent et il refleurit dans la paix.
Toi, qui es habité par une tempête divine, tu es comme le drinn, dont la tête folle hante le désert, mais ta foi est comme les racines.
Alors Siméon cueillit sans remords le drinn, et après l’avoir béni, le mangea en remerciant le Seigneur.
Et il continua � prier en haut de sa colonne sous la morsure cruelle du soleil, les bras en croix, les yeux levés vers le ciel, � demi rongés par l’astre du jour.
Huit années s’écoulèrent. Sa renommée allait grandissant. On venait le voir de loin. Cette foule le dérangeait dans sa quête, car elle allait pépiant comme un buisson d’oiseaux. Deux fois par jour, toutefois, il lui adressait la parole, l’admonestant � pratiquer les vertus.
Un jour, un petit homme rond lui posa une question incongrue :
- Est-il bon de mortifier ton corps ainsi ? et � travers lui la création de Dieu ? Alors Siméon le Stylite répondit :
- Qui me mortifie ? N’est-ce pas le soleil et le vent du désert ? Or, le soleil et le vent ne sont-ils pas créés par Dieu ? Si telle est donc la volonté du Seigneur, ne serais-je pas fou de m’y opposer ? Le petit homme ferma ses yeux, et son esprit, et s’en alla.
Un soir Siméon monta sur une colonne de vingt-deux coudées , � la fois pour fuir la foule, et pour se rapprocher du ciel, qu’il pensait presque pouvoir toucher du doigt.
Ce même soir, le fennec aux longues oreilles vint rôder au pied de la colonne, et lui dit :
- Sais-tu que j’ai une vérité de plus � te donner ? toi qui es déj� riche de celle de l’étoile d’un soir, et de celle du drinn. Accepte celle du fennec aux longues oreilles qui a longtemps écouté les voix secrètes que portent les mers de sable.
- Dis-moi ta vérité, frère animal.
- Cela fait des années que je t’observe. Alors voici ma vérité : dans mon terrier, du fond de mon trou ténébreux et profond, et même quand je baisse mes paupières translucides, je vois la Présence aussi bien que toi.
- Explique-moi donc cette vérité ! fit Siméon.
- A quoi te servent tes yeux, aveugle que tu es ! Vaut-il mieux voir avec les yeux du soleil ou avec ceux de l’âme ? Et sur ce le fennec couleur de sable trottina vers la colline espacée dont la douce courbe fermait le paysage, et disparut. Seules subsistaient en creux les traces de ses petites pattes.
Siméon resta seul avec lui-même ; il se parla et s’écouta ainsi :
- En vérité, mon âme est vaste comme l’immense désert offert � la caresse du ciel. Mon âme est dilatée comme le vent qui souffle aux quatre coins de l’horizon. Elle est comme le parfum de la rose qui s’échappe du flacon pour recouvrir la mer de son voile ténu. Mon âme est comme le filet du pêcheur qui prend tous les poissons ; comment pourrais-je ne pas découvrir ainsi le secret éternel de ce monde ? Alors frappé par la vérité du fennec couleur de sable, il décida de ne pas lever les yeux au ciel, mais de les tourner vers la terre, tant pour mortifier sa vue, que pour renforcer sa pensée intérieure.
Un matin de la dixième année qui s’écoulait depuis le jour où il était monté sur sa première colonne, il vit monter dans le ciel � travers l’aube tremblotante de lumières naissantes, une étrange silhouette diaprée. Elle était vêtue d’une tunique de vitrail dont les vives couleurs projetaient sur le désert des farandoles de rubis, d’améthyste et d’émeraude qui menaient une danse ensorcelée sur les dunes. Son visage était si brillant qu’on ne le voyait qu’� peine, et de ses cheveux bouclés jaillissait une lumière qui tombait en paillettes d’or.
La silhouette descendit vers la colonne. Quand elle fut tout près de Siméon, elle toucha de sa main celui-ci, comme pour le réveiller, car il avait tourné son regard � nouveau vers le sol, craignant une tentation infernale, et aussi parce qu’une peur sourde l’avait subitement envahi comme une marée lancée � la vitesse du chameau au galop.
L’Etre de lumière lui dit :
- Ne crains rien, Siméon. Je suis envoyé par Celui que tu cherches. Que ton âme et ton cœur s’ouvrent comme la fleur de l’abricotier au bord de l’oasis � la caresse du printemps renouvelé. Et que la paix des âmes emplies de joie comme la mer l’est de ses flots soit en toi.
Siméon tourna ses yeux vers l’Etre de lumière, mais fut ébloui � nouveau et son regard se baissa vers le sol, comme le drinn se plie devant le front montant de la tempête du désert. Et il n’osa parler.
L’autre reprit et son regard d’une fixité minérale exprimait une douceur infinie.
- J’ai pitié de toi, Siméon. Tu es l’oiseau sur l’arbre, qui vole de branche en branche � la recherche de son nid. Tu es l’araignée qui tend sa toile blanche en quête de la mouche et qui trouve ses fils trempés de la rosée de l’aube, et tantôt déchirés par le vent indifférent � sa souffrance. Or donc, voil� que Celui que tu cherches m’envoie vers toi pour te dire ceci : méfie-toi de la tentation. Il viendra � toi un Etre des ténèbres qui te tentera. Le mal coule dans ses veines comme un torrent, et les épines douloureuses des buissons du désert ne sont rien � côté de lui. Il est indifférent � la plainte de l’oiseau mortellement blessé comme � la chute de l’oryx du haut des monts escarpés. En vérité, la souffrance lui est une coupe qu’il boit avec délice. Il a jadis été chassé des Cieux, et condamné � errer dans ce désert. Les djinns sont ses émanations, mais lui est pire que ses créations.
- Et � quoi le reconnaîtrai-je ? dit Siméon.
- Je ne sais. Lui seul détient ce secret. Mais méfie-toi Siméon. Que ton âme voie pour tes yeux, que tes mains se détournent comme devant le serpent, que de ton corps suinte la peur du Salut.
- Et toi, qui es-tu ? murmura Siméon dans un souffle que le vent dilua � l’instant même, symbole de la vanité du verbe.
L’être de lumière se recula un peu et dit dans une phrase lancée telle une poignée de pétales de roses qui retombe en pluie :
- En Vérité, je te le dis : je suis Gabriel. Et le croissant de lune ne se fermera pas trois fois autour de ton cœur que tu n’aies vu Celui que je t’ai annoncé.
Et ce faisant, il étendit son bras sur Siméon, et sa main blanche se posa sur les cheveux desséchés de l’ermite. Celui-ci sentit alors une ivresse qui le traversait comme s’il planait au-dessus des mers, sans effort, tel le goéland aux ailes voilées. Il était si étrangement haut qu’il pensa un instant ne plus appartenir � ce monde.
Alors, la main blanche se retira doucement, avec la douceur de la vague de la grève qui abandonne son écume irisée sur le sable mouillé. La lumière devint si intense que Siméon dut se voiler le regard, et même en fermant les yeux sa main lui paraissait couleur d’orange. Et puis soudainement, son âme se sentit seule. L’Etre avait disparu. Il n’y avait autour de lui, � perte de vue, que le désert immense qui dunait � l’infini de l’horizon, indifférent de majesté.
Le matin du deuxième coucher de lune, Siméon eut une vision. Il avait l’étrange impression de ne pas savoir qui était le plus réel, de lui ou de ce qu’il sentait et voyait de ses yeux � demi brûlés par le soleil. Ce fut d’abord un point sur l’horizon, un grain de sable parmi les grains de sable, mais duquel réverbérait un éclat particulier. Et puis cela grossissait, serpentait, s’écoulait. C’était sombre dans le soleil, puis bleu. Cela s’approchait, petit � petit, et cela enflait au fur et � mesure. Cela s’étendait sur le désert, pénétrait le sable, s’infiltrait, et finalement le couvrait. Quand cela vint clapoter au pied de sa colonne, Siméon reconnut de l’eau, noire, ou de l’encre.
Il jeta un caillou dans cette mer qui s’étendait maintenant sur le paysage, masquant toute forme. Le caillou creva l’eau en formant une large arabesque, qui � son tour en créa une autre : un immense hortensia dressait sa corolle sur ce monde, jusqu’aux confins de l’horizon.
Siméon se rendit compte que cela montait. Et cela montait vite. Au midi solaire, le liquide affleurait le sommet de la colonne. C’était un étrange tableau : � perte de vue, ce n’était qu’une surface sombre et lisse. Le ciel s’était abaissé, comme s’il voulait embrasser la mer. Il était gris. Un soleil d’un orange fuligineux brûlait dans un coin. Seule l’extrémité blanche de la colonne émergeait. La silhouette de l’ermite mettait une fine ligne verticale dans ce plat paysage qui semblait vouloir se fermer. A travers cela, le silence planait et aucun vent ne venait flétrir ces éléments immobiles et figés. On aurait dit un monde statufié, pour l’œuvre d’un artiste démiurge, d’un peintre fou.
C’est alors qu’une barque apparut toute proche. Elle était blanche comme une marguerite, et � son bord, se tenait un jeune homme aux cheveux multicolores drapé dans une toge vermillon dont les pans flottaient. Et la barque avançait, sans rame, sans voile et sans l’ombre d’un souffle. Elle heurta la colonne. Siméon avait maintenant les pieds dans l’eau noire.
Le jeune homme parla d’une voix feutrée, douce comme un rayon de lune qui s’endort lové dans l’arche dentelée d’un rouleau d’écume marine. Elle était comme ce paysage, sans accroc, sans pointe, sans épine, vaporeuse, évanescente.
- Dis-moi, Siméon, ne veux-tu pas monter dans ma barque ? L’ermite, n’ayant guère le choix, se signa et monta. Les paroles de l’archange lui revenaient en mémoire. Il regarda l’autre et sursauta : il avait les yeux vairons : l’un était sombre comme la nuit, et un croissant en constellait le fond, l’autre était étincelant, et l’on y voyait un petit soleil qui brasillait lentement depuis l’aube des temps. L’Autre ne s’étonna pas de la réaction de Simon et lui dit avec un sourire amusé :
- J’ai reçu en partage le monde dans mes yeux, et depuis ce jour, en Vérité, je suis le monde, et le monde m’appartient. En moi, la course des planètes s’accomplit, et la lune se couche. Tu es chez moi ici, depuis le jour où tu es venu. Je ne t’ai rien demandé, et je t’ai laissé faire. Voici dix ans. Mais maintenant, j’ai pitié de toi, et je suis venu � ton secours. Tu erres après Celui qui Est. Mais moi aussi, je suis celui qui Suis dans l’autre monde, et mon pouvoir n’est pas moins grand en celui-ci. Je puis beaucoup de choses pour toi.
Et tandis qu’il parlait, la barque s’éloignait de la colonne et fendait le flot, laissant derrière elle un filet argenté sur lequel de petits poissons dorés sautaient en réfléchissant la lumière mauve du soleil.
L’Autre reprit.
- Je serai franc. Que veux-tu avoir ? Les biens de ce monde ne t’intéressent pas, comme ton propre corps que tu délaisses. Mais le visage de Celui qui Est, veux-tu qu’il fleurisse � tes yeux ? C’est en mon pouvoir. Mais en échange de ce bien précieux, je te demanderai ce qu’il y a de plus précieux en toi : ton âme vive. Je suis rassasié des âmes de tous ces morts qui ont péché, alors j’ai envie de ton âme exceptionnelle, que je cueille comme la figue mûre et pleine. Qu’en penses-tu ?
- Comment pourrais-je te donner mon âme ? Je ne sais pas où elle est dans ce corps flétri !
- Ne t’occupe pas de cela ! fit l’autre avec son sourire amusé. C’est ma partie ! La tentation était forte, et Siméon réfléchit. Donner son âme et voir Dieu, était-ce en même temps le perdre ? Mais que cherchait-il d’autre depuis dix années, constamment tourné vers le ciel du jour et la lune des nuits ? Alors il répondit :
- En vérité, si tel est ton pouvoir, fais-moi voir la face de l’Eternel, et mon âme est � toi ! L’autre esquissa un sourire nouveau, diabolique. Il étendit sa main sur l’eau, qui sembla reculer � son contact, et dit :
- Vois ! Siméon se pencha par dessus le rebord de la barque, et contempla le reflet qui y était apparu. Mais il fut déçu, car c’était sa propre image. Il se retourna vers l’Autre et lui dit :
- Tu m’as trompé ! Le regard de l’autre s’illumina d’une poussière d’étoiles multicolores flamboyantes, et c’est d’une voix forte qu’il répondit :
- Non ! L’ange de ton Dieu ne t’a-t-il pas dit de voir avec les yeux de l’âme ? Et qu’as-tu fait, sinon de regarder avec tes yeux ? En vérité, j’ai respecté notre pacte, mais c’est toi qui te trompes toi-même.
Et il ajouta :
- Et maintenant, il faut me payer ! Alors, il s’approcha de Siméon, et étendit ses mains noueuses sur lui. Siméon sentit comme une pluie glacée qui ruisselait sur ses tempes, lui brûlait les flancs comme si l’on avait approché de lui un fer rouge. Puis, il eut l’impression que quelque chose s’évaporait en lui, s’échappait, flottait au-dessus de ses cheveux blancs. L’Autre se saisit alors de l’invisible chose, comme le renard du désert de sa proie, et la glissa sous son manteau de sang, où elle palpita quelques instants comme un poisson sorti de l’eau. Il dit :
- Et maintenant, Siméon, nos chemins se séparent. Il faut que je poursuive ma pêche, et toi, retourne � ta contemplation ! Il se fit comme un léger souffle et une douce plainte qui firent friser les vagues. Une lueur rouge s’alluma au fond de la barque comme un fanal. Et l’Autre devint soudain frêle, lumière tremblotante, souffle gris qui partit dans le vent léger, laissant Siméon seul sur la barque.
Celui-ci restait étonné de tout cela. Il s’était assis dans la barque blanche, autour de laquelle clapotait la mer sombre bordée par le soleil fuligineux couleur d’orange.
Il resta ainsi une éternité, ne sachant quel parti prendre. Un soir - mais y avait-il des soirs et des matins, avec ce soleil épinglé sur le ciel comme un scarabée luisant ? - il reçut un coup dans le dos. Quand il se retourna, il vit qu’il s’agissait d’une chaîne, qui pendait. Il s’en approcha, leva la tête, ne vit que des nuages très haut, très haut, dans lesquels l’extrémité de la chaîne semblait se perdre. Il la toucha prudemment, vit qu’elle n’était pas brûlante, s’en saisit, et dans ce mouvement manqua de tomber � l’eau, car la chaîne était ancrée dans le ciel et son bateau mouvant. Comme il avait appris très jeune � monter � la corde, il se dit qu’il pouvait en faire l’escalade, et se mit en position. Après tout, monter, c’était se rapprocher de l’Eternel, et cela valait mieux que d’errer sur cette mer. Mais quand son poids se porta sur la chaîne, celle-ci retomba d’une bonne coudée, et le replongea dans la barque.
Il se passa alors une chose étrange. L’immense mer couleur d’encre fut prise d’un mouvement tourbillonnaire, qui allait en s’accentuant. La mer prenait ainsi la forme d’un entonnoir. Le ciel s’incurvait comme entraîné par ce mouvement, et il n’était pas jusqu’au soleil qui prit la forme d’un croissant. Il y eut un grand bruit, comme un engouffrement, et la mer disparut au fond de l’entonnoir, entraînant avec elle le ciel et le soleil dans une grande déchirure. Siméon, plaqué de peur au fond de sa barque, était également aspiré.
Il tomba alors longuement, dans une pluie toujours renouvelée, et sa chute lui sembla une éternité. Autour de lui, � travers la cascade apparaissaient parfois - était - ce un rêve ? - de longues femmes au regard fou qui couraient en secouant leurs seins lourds comme des ballons montés sous leurs toges mouillées. Siméon sentit bouillir en lui la fièvre de la tentation, mais quand celle-ci le submergeait, et qu’il tentait de s’approcher, ce n’était qu’une gerbe d’écume qu’il embrassait. Alors, il retombait, et sa barque plongeait.
Il traversait parfois des mondes où éclataient des rires, dont l’écho cristallin se réfléchissait de cascade en cascade. Parfois c’était d’étranges plaintes qui gémissaient tout près de lui. Et quand il se penchait pour mieux entendre et voir, cela reprenait toujours derrière lui, avec des accents moqueurs, et cela se déplaçait autour de lui comme pour l’encercler.
Une autre fois, il passa sous une arche qui tremblait comme les reflets mouvants d’un vitrail sur le sol. Ses bases se perdaient dans des nuées, et elle était multicolore comme un immense arc-en-ciel. Il émanait d’elle une félicité sans pareille que Siméon ressentit. En vérité, pensa-t-il, est-ce l� le bonheur que je recherche sur terre ? Il vit alors � travers des faisceaux de couleur une foule infinie de gens gras et difformes, couchés autour de cratères, qui banquetaient et buvaient en riant, et qui soudain se tournèrent vers lui, le regardant intensément, clamant son nom et l’appelant, et lui tendant leurs mains comme pour le retenir et l’entraîner. Mais Siméon, soudainement revenu du sentiment de bien-être qui l’avait envahi, se rejeta en arrière et évita ces milliers de bras tendus qui comme autant de tentacules voulaient le happer. Et il continua sa chute.Un peu plus loin, il parvint dans un nuage d’où émanait une lumière dorée. Il y avait l� un grand diamant fiché dans le sol, sur la pointe duquel se dressait une croix noire. Au sommet, un aigle gris battait des ailes en glatissant. Et sur la croix était cloué un homme au corps translucide, dont les veines bleues faisaient un maillage fin et serré comme les sources d’un fleuve dans la montagne. Son visage douloureux s’orna d’un pâle sourire quand il dit :
- Siméon, viens près de moi !
La barque de l’ermite heurta le diamant, au pied de la croix et Siméon s’adressa ainsi � l’homme :
- Seigneur, est-ce toi ? Et l’autre répondit :
- Siméon, voil� que tu erres dans ce monde perdu. Mais tu ne trouveras rien ici, où la poussière paraît de l’or, où l’eau semble du cristal, où le mensonge est doux comme une vérité.
Et ici, l’Homme souleva sa tête qui semblait lourde comme un monde.
Je te le dis : tu as péché par tentation. Mais mon pardon est plus vaste que les arrière-mondes. Rachète-toi ! Aussi, je te renvoie chez toi, dans le désert. Tu y trouveras enfin la Vérité et la paix de ton âme inquiète et battue par le vent. Heureux ceux qui souffrent comme toi, aux quatre vents du monde ! Siméon s’agenouilla :
- Mais Seigneur, me diras-tu où je te trouverai ?
- L� où tu vas, Siméon, l� où tes cendres seront balayées par le vent du désert et où tu te marieras avec celui-ci.
Sur ce, l’Homme, la croix et l’aigle gris furent happés par une nuée froide comme un brouillard. Quand celle-ci se dissipa, un rosier aux fleurs de cristal avait pris sa place, immobile et muet.
Siméon continua sa chute. Il sentit � nouveau un fort courant descendant, qui devint de plus en plus violent, si bien qu’il voguait � folle vitesse sans rien voir autour de lui. Puis il y eut un grand choc. Il perdit connaissance.
Quand il se réveilla, la barque avait disparu. Il avait les pieds dans le sable, et levant la tête, il reconnut � quelques dizaines de mètres sa colonne. Le soleil brillait dans le ciel comme un foyer ardent, mais ce n’était plus le soleil fuligineux d’avant, et la mer d’encre avait disparu. Partout, le désert moussait ses dunes � l’infini.
Siméon se leva, secoua le sable qui pailletait sa toge, et regagna le pied de sa colonne.
***
Il passa ainsi vingt ans de plus.
Les jours succédaient aux nuits comme un manège qui s’emballe, tandis que les étoiles pleuvaient sur le désert endormi. Les rayons du soleil roulaient en cascades dorées sur les dunes assoupies. Parfois, l’oryx gracieux faisait paraître sa frêle silhouette au sommet d’une crête, et le fennec sillonnait les creux dans sa quête affairée.
Des foules toujours plus nombreuses venaient voir Siméon le Stylite. On lui posait des questions ; depuis que le soleil avait brûlé ses yeux, son regard intérieur était devenu perçant comme celui de l’aigle gris. Et il répondait avec la profondeur d’un puits précieux du désert.
Son corps était criblé de piqûres d’insectes, mais il s’en souciait peu. Il avait constamment diminué ses aliments, malgré les dons qui s’amoncelaient au pied de la colonne. Si bien qu’au bout du temps, son corps était léger et sec comme un bâton de mille ans. Et comme il restait toute la journée les bras étendus en forme de croix, face � l’astre du jour, un étranger aurait pu croire qu’un maigre arbrisseau avait crû au sommet de la colonne tendant ses branches désespérées pour mieux cueillir la faible rosée de l’aube.
Un jour , en plein midi, le bois craqua. Siméon referma doucement ses bras, et se ferma comme une boule de drinn roulée par la tempête.
Cette nuit-l� , il y eut un Signe. De tout le monde des croyants s’éleva un étonnement sans borne. Cette nuit-l� le croissant de lune avait disparu. A sa place, au-dessus des vastes déserts, des terres et des mers intérieures, une croix d’argent était apparue dans le ciel, au milieu des étoiles et brillait comme une Annonciation.
Les jours suivants, personne n’osa monter. Les gens continuèrent � apporter des vivres et de l’eau, qu’ils déposaient au pied de la colonne. Quelques-uns s’étonnèrent de ne pas voir descendre la corde avec laquelle l’ermite remontait un panier. Mais comme il y avait foule, on se disait que c’était quelqu’un d’autre qui s’en était chargé.
Quant aux questions, désormais sans autre réponse que le silence peuplé de solitude du désert, personne ne s’en étonnait ; on pensait que l’ermite était en extase.
Si bien que la foule vint encore pendant des années.
Le corps de Siméon était si sec que la pourriture lui fut épargnée. Il se cassa en morceaux que le soleil et le vent du désert réduisirent en poussières. Au sommet de la colonne, il y eut vite un petit tas que le vent balaya.
Alors, les poussières se mêlèrent aux grains de sable, dans une course sans fin, au gré des vents. Et le Poète d’Arabie qui en vit passer d’insoupçonnables, entendit dans son âme une voix qui chuchotait : « En Vérité, je te le dis. Mon corps ne meurt jamais. Chaque poussière, chaque atome de mon corps peuple le monde, et les mers et les terres et les cieux, et le pain que tu manges.
En Vérité, je te le dis : la Vérité ne peuple pas les hautes cimes, mais elle est au plus profond de toi-même, comme le parfum dans la rose » .
9 juillet 2001, Acca, accident de chasse, Affouage, Arbre, Association syndicale, Avocat environnement, Bandite, bois, Bois communaux, Boisement, Bourdaine, Champignon, chasse, Chasse en forêt, Chemin d’exploitation, Chemin rural, Chêne truffier, Chute d’arbre, Chute de branches, Code forestier, Coupe abusive, Coupe extraordinaire, CRPF, Débardage, Débroussaillage, Débroussaillement, défrichement, dégâts de gibier, Droit de chasse, droit forestier, eaux et forêts, Engref, Entrepreneur forestier, espace boisé, Expert forestier, Expertise agricole, Exploitation forestière, Forestier, forêt communale, Forêt de protection, Forêts, glycines, Groupement forestier, incendie forestier, Inventaire forestier, L. 130-1, Mayotte, Monichon, Morts-bois, Parc forestier, peupleraie, peuplier, Plan de zone sensible, Plan simple de gestion, Poésie, Processionnaire, régime forestier, Sérot, Soumission au régime forestier, Vent violent, Voirie départementale.