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La pluie a fait pourrir les graines du tilleul.
Je songe à toi si doux, je songe à toi si seul,
Je songe à toi, mon cher, mon trop subtil malade.
Le désir de la vie à tes lèvres est fade ;
Le désir de la mort est amer et te plaît.
Pardonne-moi, moi, je vivais; moi je voulais
Te parler, comme si les mots pouvaient suffire.
Mais quel effort il te fallait pour me sourire.
Sourire dont alors j'ignorais tout le prix,
Que j'aimais simplement et qu'enfin j'ai compris.
Car tout ce qui restait encore, en ta mémoire,
De tes besoins d'amour, de travail et de gloire,
Tout ce qui t'unissait au songe des vivants :
Ce bonheur, aux midis des étés énervants,
De t'endormir, las du soleil, l'âme comme ivre
Et prodigue des jours nombreux encore à vivre ;
Cet orgueil d'être jeune et fort, d'avoir lutté
Bouche à bouche, d'avoir conquis la volupté
Et de sentir qu'en soi, toujours, se renouvelle
L'impérieux désir de l'étreinte charnelle;
Ce rêve de bâtir l'œuvre, d'un tel effort
Que nous puissions survivre en elle après la mort;
Orgueil, désirs, trésors gardés jusqu'à l'abîme,
Tu m'en as fait le don douloureux et sublime.
Tu n'emporteras rien dans la tombe après toi.
Ni les phrases du livre où tu posais le doigt
Et que tu dénombrais avarement dans l'ombre;
Ni ce corps éclatant dans cette alcôve sombre;
Ni ce troupeau tintant que suit un bouvier noir;
Ni le chant de la mer entre les pins, le soir;
Ni le grand vent qui tord au balcon les glycines;
Ni le sifflet des trains; ni l'odeur des résines,
Ni tout ce qui t'a fait un éloquent décor.
Mais moi, moi qui vivrai longtemps, peut-être, encor,
Moi qui, fidèle, vins durant bien des années
M'accouder, chaque automne, à cette cheminée,
Moi dont le poing sonnait sur le portail de fer,
Moi qui connus tout ce dont ton cœur a souffert,
J'attacherai, pur souvenir de ton visage,
La même émotion au même paysage.
Cet héritage, ami, tes yeux me l'ont laissé.
Tu le sais bien, toi qui vécus de ce passé
Qu'une autre te transmit en quittant la lumière.
Au fond de tes yeux bruns, le regard de ta mère,
Comme le ciel dans le puits sombre, transparaît
Et, quand tes yeux se seront clos, j'emporterai
- 0 ton cercueil sous la glycine des fenêtres !
¬Un peu de ce regard qui fond et qui pénètre
Comme un rayon de lune à travers un cyprès.
Entends. J'ai bien compris. Et quand je reviendrai,
Lorsque je reverrai le toit roux sur les treilles,
Les treilles sur les lis, les lis sur les abeilles,
Le jardin, la maison dans un poudroiement d'or
Et toi, t'abandonnant au songe de la mort,
Pâle et toujours hanté d'une occulte présence,
Je ne troublerai pas ton ombre et ton silence.
Un soir léger tombant, quelque chose de doux
Et de mystérieux s'étendra jusqu'à nous.
A l'heure des absents, au fond de ma pensée,
Ta mère aux cheveux blancs avec ma fiancée
Passera. Mais, songeant à ton cœur, à mon cœur,
Ne distinguant plus bien ta rancœur, ma langueur,
Je sentirai, plus fort, la bouche du mystère
S'appuyer à ma bouche et la forcer à taire
Tout ce qui, de mon cœur, montera jusqu'au tien.
Et, seul, parfois, un grand phalène du jardin
Viendra frôler du bruit velouté de son aile
Ta pauvre âme vouée à la nuit éternelle.
Mars 1904. |